Le divertissement.
Blaise Pascal, les Pensées
Présentation du livre faite le 22 mars 2019
par Pierre Pasquini, dans le cadre de Philo Sorgues
Avec Pascal, le « divertissement » est à prendre au sens large. Ce ne sont pas seulement l’amusement, le loisir, les occupations annexes qui constituent le divertissement. Ils en font partie bien sûr mais n’en sont qu’une partie. Le divertissement, comme l’origine du mot l’indique, c’est tout ce qui diverge, fait prendre une autre route que la route principale et du même coup occupe l’esprit, Pour Pascal, c’est une peinture de la triste condition humaine, peinture pessimiste, à l’intérieur d’une stratégie portée par l’ensemble des Pensées.
Le divertissement est une caractéristique de l’espèce humaine à cause de la peur qui s’empare de l’homme lorsqu’il découvre sa condition, mais c’est aussi la marque de la dignité de l’homme, seul capable de réaliser sa condition.
Deux éléments sont à prendre en compte pour comprendre la place que Pascal reconnait au divertissement dans l’existence humaine.
D’abord, la position paradoxale de l’être humain, qui n’est ni tout ni rien, ni omnipotent ni négligeable.
« Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti ».
L’homme a été tiré du néant. Il est « Un néant à l’égard de l’infini », « l’infini » étant une façon de se rapporter à Dieu. Mais ce n’est pas parce l’homme a été tiré du néant qu’il y est encore rattaché. Il a son importance. « Un tout à l’égard du néant ». Dieu a créé l’homme à son image, selon la phrase assez énigmatique de la bible. Ce n’est donc pas rien, mais ce n’est pas tout non plus. L’homme n’est que l’image de Dieu, pas une créature à son niveau. Le voilà donc perdu, flottant entre le néant dont il vient d’être arraché et l’infini qui lui échappe totalement. Au milieu, incapable de comprendre pourquoi il a été créé, sans pouvoir comprendre ni percevoir le néant aussi bien que l’infini, qui resteront pour lui des secrets impénétrables. L’homme est incapable, de comprendre les extrêmes.
Dans une situation pareille, on comprend qu’il préfère penser à autre chose, c’est-à-dire se divertir, s’occuper l’esprit, s’évader. A quoi servirait de se morfondre et de se répéter qu’on est dans une position misérable, incapable de comprendre quoi que ce soit ?
Le divertissement est donc une fuite, incontestablement. On pourrait ajouter à ce que dit Pascal que s’il n’y a pas d’autre solution et si de toute façon les secrets de l’infini comme du néant nous restent définitivement cachés, le divertissement est au moins un moyen d’oublier cette condition. Pendant que nous nous divertissons, nous sommes captés par le divertissement, fascinés, subjugués. De ce point de vue, les écrans et la fascination qu’ils provoquent constituent un modèle de divertissement, un des plus efficaces inventés par l’humanité depuis le début de son histoire puisque le nombre d’heures (moyenne) passée devant les écrans est sidérant, lui aussi, entre quatre et six, soit une bonne partie de notre vie « active », si l’expression peut avoir un sens dans ce cas.
Le divertissement est comme une drogue qui, comme toute drogue, crée une forme de dépendance, c’est-à-dire un état de manque dès qu’on s’arrête. Mais pourquoi s’arrêter ? Au contraire, le monde actuel offre une quantité telle de divertissements qu’aucune vie humaine ne peut suffire à les épuiser. Il répond à l’angoisse décrite par Pascal au-delà de qui pouvait être imaginé à son époque. Mais une telle vie est-elle vraiment humaine ? Car l’homme, et c’est le second élément qui le caractérise, n’est pas seulement une créature intermédiaire entre le néant et l’infini, incapable de comprendre « la fin des choses et leur principe ». Il est également le seul à le savoir, et cela change tout.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en sait rien » (181).
Voilà donc ce qui fait toute la noblesse de l’homme, qui se condense d’ailleurs dans une conscience précise puisque c’est la conscience de la mort, ou plutôt du fait d’être mortel. Un rien peut le tuer. Une vapeur, une goutte d’eau, un virus dirait-il maintenant, suffisent. Ce « rien » en est totalement inconscient, comme l’ensemble de l’univers, qui est d’un rang inférieur à l’homme, comme les roturiers sont d’un rang inférieur à la noblesse. C’est la raison pour laquelle Pascal emploie le terme de noblesse, totalement étranger aux rapports de force matériels et définitivement établi, sous une forme d’éternité. « Quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue ». La neige de l’avalanche peut supprimer une personne, elle n’entache pas sa noblesse, qui demeure.
Pascal accompagne ce passage célèbre de la considération suivante :
« Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons à bien penser. Voilà le principe de la morale ». C’est la pensée qui fait toute notre dignité.
En tenant compte de ces deux éléments on peut dire que le divertissement, devant la condition qui est la nôtre, nous éloigne de la dignité que contient également notre condition. Il est en quelque sorte indigne de nous.
Les formes du divertissement.
Le divertissement, au fond, est absurde et Pascal se plait à reprendre cette histoire qu’il emprunte à Montaigne (à l’origine, dans les Essais, I, 42).
« Quand le roi Pyrrhus entreprenait de passer en Italie, Cyneas, son sage conseiller, lui voulant faire sentir la vanité de son ambition. « Eh bien sire, lui demanda-t-il, à quelle fin dressez-vous cette grande entreprise ? Pour me faire maître de l’Italie, répondit-il soudain ». « Et puis, suivit Cyneas, cela fait ? ». « Je passerai, dit l’autre, en Gaule et en Espagne. Et enfin, quand j’aurai mis le monde en ma sujétion, je me reposerai et vivrai content et à mon aise ». « Pour dieu, sire, pourquoi ne vous logez-vous dès cette heure, où vous dites aspirer, et ne vous épargnez tant ce travail ? ».
Le roi Pyrrhus imagine une occupation, un divertissement au sens pascalien, dont il ne veut pas voir la fin puisque ses ambitions sont démesurées. Le sage Cyneas le pousse donc à bout, au sens strict du terme, en l’amenant au bout du monde dans le récit de ses conquêtes imaginaires, mais surtout vaines. Car une fois arrivé au bout du monde, si le but final est de vivre content à son aise, il est possible de le faire tout de suite. Pyrrhus est dans une position complètement vaine, car il imagine qu’on peut venir à bout de son ambition, conquérir le monde comme s’il était fini. Or, et c’est la première leçon de Pascal, le monde est infini. Cette infinité est effrayante, certes, y compris pour lui (« le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »), mais elle interdit qu’on en vienne à bout. C’est une illusion de croire qu’on va arriver au terme de son ambition, une illusion dont il n’est pas sûr que l’ambitieux soit dupe, mais qu’il ne peut s’empêcher d’entretenir. Le divertissement est donc absurde mais il reste très puissant. Pascal examine cette puissance sous quelques formes emblématiques : le jeu, la chasse, le pouvoir.
Le jeu
Le jeu est la forme classique du divertissement. Il nécessite de la concentration. Le joueur est happé par le jeu, à tel point qu’il peut en devenir dépendant jusqu’à s’extraire de la vie familiale et sociale pour se livrer à sa passion. Le gain qu’il peut en tirer, si il gagne, est un leurre destiné à maintenir le jeu, sans aucune nécessité effective. C’est ce qui fait sa beauté, dit-on parfois (cf. Coubertin). Pour Pascal, c’est d’abord ce qui fait sa vanité.
« Tel homme passe sa vie sans ennui en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’il ne joue point, vous le rendrez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu et non pas le gain. Faites-le donc jouer pour rien. Il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche, un amusement languissant et sans passion l’ennuiera, il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il forme un sujet de passion et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effraient du visage qu’ils ont barbouillé ».
Ce passage désigne l’ennemi principal du joueur, qui n’est pas l’adversaire, dans les jeux antagonistes, ou l’adversité, dans les jeux solitaires, mais l’ennui, tout simplement, la sensation effrayante du vide de l’existence. L’ennui amène le joueur à réaliser sa condition misérable, ce dont il ne veut absolument pas, et il joue donc car l’ennui peut conduire à l’effroi. Pascal, en considérant le joueur, oscille entre l’effroi et l’admiration, s’en écarte pour, comme il le dit rechercher « quelque marque » de Dieu..
« En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même et comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il est venu y faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait porté dans une île déserte et effroyable et qui s’éveillerait sans connaitre et sans moyen d’en sortir. Et sur cela j’admire comment on n’entre point en désespoir d’un si misérable état. Je vois d’autres personnes auprès de moi d’une semblable nature, je leur demande s’ils sont mieux instruits que moi. Ils me disent que non. Et sur cela ces misérables égarés, ayant regardé autour d’eux et ayant vu quelques objets plaisants, s’y sont donnés et s’y sont attachés. Pour moi je n’ai pu prendre d’attache, et considérant combien il y a plus d’apparence qu’il y a autre chose que ce que je vois, j’ai recherché si ce Dieu n’aurait point laissé quelque marque de soi ».
La chasse.
La chasse, il faut le rappeler, est un privilège à l’époque de Pascal. Mais cela ne change pas grand-chose à sa nature, telle qu’il l’analyse. De même que c’est le jeu et non pas le gain qui intéresse le joueur, c’est la chasse qui intéresse le chasseur, et non la prise. Elle chasse non seulement l’ennui, si l’on peut se permettre cette image, mais elle est également suffisamment puissante pour chasser le chagrin et les soucis, pour absorber entièrement l’individu.
« D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion et quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux. Sans divertissement, il n’y a point de joie. Avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition qu’ils ont un nombre de personnes qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir en cet état ». (152)
Sortie du contexte d’aveuglement et de misère que nous venons de voir, la conclusion de Pascal pourrait passer pour un éloge du divertissement. Tous les hommes recherchent à être heureux, il le dit dans les Pensées. Or voici que le divertissement rend heureux le chasseur, et d’autant plus heureux que sa condition lui permet d’avoir autour de lui un grand nombre de personnes qui s’occupent de le divertir. Mais c’est un bonheur fragile, suspendu au renouvellement incessant de son objet. C’est un bonheur inquiet. A peine le divertissement s’estompe-t-il que l’ennui, le chagrin et la tristesse font à nouveau leur apparition. Il faut donc se divertir, se faire divertir plutôt, sans fin.
Le pouvoir.
Et il ne s’agit pas seulement d’amusement, mais d’occupation du temps. C’est pourquoi, avec le jeu et la chasse, Pascal prend l’exemple d’occupations considérées comme sérieuses, et en particulier celle du pouvoir et de son exercice. L’avantage du pouvoir semble être une supériorité, alors qu’il a surtout l’intérêt d’absorber celui qui le détient, sans qu’il puisse penser à autre chose. En bref, de le divertir.
« Prenez-y garde, qu’est-ce autre chose qu’être surintendant, chancelier, premier président, sinon d’être en une condition où l’on a le matin un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés chez eux pour ne leur laisser pas une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes ? ».
Le bonheur de tous ces chargés ou fondés de pouvoir est l’occupation que la place qu’ils ont. Mais ce bonheur est fragile. Que le pouvoir disparaisse, et l’ennui reviendra aussitôt.
« Et quand ils sont dans la disgrâce et qu’on les renvoie à leur maison des champs, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister dans leur besoin, ils ne laissent pas d’être misérables et abandonnés, parce que personne ne les empêche de songer à eux » (153).
C’est le grand malheur des anciens dominants. La perte de leur pouvoir, et l’impossibilité de se laisser aller à des occupations qu’ils méprisaient autrefois en les laissant aux autres, aux désœuvrés, les empêche de de se divertir autrement. Si personne ne les empêche de songer à eux, et s’ils n’ont rien à quoi se rattacher les voici misérables, quels que soient leurs revenus et leur statut. Un roi lui-même n’y échappera pas.
« Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Aussi on évite cela soigneusement et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires (…). C’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant bien qu’il sera misérable, tout roi qu’il est, s’il y pense ».
Divertissements « sérieux » des personnes occupées par leur métier et leur fonction, qui disent avec un certain plaisir « je n’ai pas un instant à moi », et divertissements « futiles » ont donc la même fonction : occuper son temps car si le temps n’était pas occupé, on penserait à sa condition, on se découvrirait misérable.
Le temps.
Le ressort essentiel du divertissement est là, dans cette hantise du présent, cette impossibilité de l’accepter en tant que tel et de se trouver confronté à sa situation effective. Or le présent est le seul temps qui nous appartient. Le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore. Seul le présent est. C’est aussi celui où nous sommes directement confrontés à nous-mêmes. Penser au passé sous la forme de la nostalgie, anticiper le futur sous la forme de l’attente sont deux types de divertissement qui annulent le présent. Le joueur est obnubilé par ce qu’il va pouvoir ou non gagner. Le chasseur entièrement absorbé par la stratégie l’amenant à capturer sa proie, le pouvoir par la valse des sollicitations et des décisions à prendre, toujours trop compliquées pour le temps dont on dispose et ne permettant pas de s’accorder une minute. Mais pour Pascal ce n’est pas la vie, c’est une façon de la contourner dans ce qu’elle a de plus important, et cela ne peut pas rendre heureux.
« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point les nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque jamais au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais ».
Il n’y a de vie que si elle nous appartient en propre, sinon elle n’est que l’obéissance aux stimuli extérieurs, une forme d’anesthésie de la personnalité. Ce que dit bien une expression courante des gens qui se plaignent parce que la vie qu’ils mènent « n’est pas une vie ».
Pourquoi, alors, ne pas décider de jouir du présent qui est le seul temps qui nous appartient, et d’en jouir de la façon à la fois la plus raisonnable et la plus joyeuse possible ? Ce pourrait être une façon d’arriver au bonheur, proche de celle qu’Epicure tente de construire dans la Lettre à Ménécée. Si le présent nous blesse, n’est-ce pas parce que nous ne prenons pas les mesures qui nous permettraient d’en profiter vraiment ? On en viendrait ainsi à un hédonisme tempéré, une forme de sobriété heureuse. Il n’y a pas de mal à profiter du présent, à abaisser les tensions de l’existence, à se détendre comme on le dit souvent.
Or on parle également de « s’évader », et c’est sur ce point que Pascal est très éloigné de cette forme d’hédonisme, car cette évasion est un leurre, une sortie de soi qui n’est rien d’autre qu’un cache misère. L’homme est misérable selon Pascal, nous l’avons vu. Mais il sait qu’il est misérable, et cela fait toute sa dignité. Il lui faut donc pouvoir à la fois connaitre sa misère et assumer sa dignité, ce qui est impossible, selon Pascal, sans le secours de la religion. C’est toute la singularité du dispositif qui parcourt les Pensées, déployé de diverses manières qui sont autant de façons d’amener le lecteur à être convaincu qu’il est misérable sans l’aide de Dieu, et qu’il tire toute sa dignité de la reconnaissance de la vraie religion. Ce qui fait le malheur des hommes, s’ils en prennent conscience, est aussi ce qui peut les sauver.
« Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée, si chère, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir ».
« De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise ».
Mais alors, ceux qui doivent assurer leur existence au jour le jour, qui sont soumis à des inquiétudes constantes, des échéances à assurer, n’auraient-ils pas un divertissement assuré par les soucis de la vie quotidienne, les rendant paradoxalement heureux ? C’est qu’ils sont heureux sans le savoir, et que les soucis recouvrent tout de même leur existence, et surtout que tout leur désir est de se débarrasser des soucis que leur cause la vie quotidienne pour se jeter dans le divertissement. Tout homme doit se sortir de cette condition, sans se leurrer, par ce que Pascal appelle la « pensée de derrière ».
Par cette expression, il désigne la posture qui permet de continuer à mener une existence « normale » tout en échappant à la misère qu’elle peut contenir. Elle suppose un dépassement de l’ignorance originelle, mais un dépassement qui aille jusqu’au bout et ne se contente pas d’une posture critique. Les hommes sont tout d’abord ignorants et crédules, C’est ce qu’il appelle « le peuple ». Certains réalisent la superficialité de ces croyances et se contentent de faire de cette découverte un motif de mépris du peuple, sans aller plus loin. Ce sont les personnes que Pascal appelle les « demi-habiles ». Ces gens sont les plus égarés. Ils troublent le monde. Certains enfin savent que les croyances naïves sont sans consistance, mais reconnaissent leur profonde ignorance et se gardent donc de mépriser le peuple. Ils savent que l’ignorance naturelle est aussi authentique que l’ignorance savante, et qu’il n’y a pas lieu de la mépriser. Ce sont les « grandes âmes ».
« Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est ma pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis. Mais c’est une ignorance savante, qui se connait. Ceux d’entre-deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde, ceux-là le méprisent et sont méprisés ».
Les « habiles » savent qu’ils n’en savent pas plus que le peuple, et se gardent de le mépriser, tout en ayant conscience de leur différence. Dans la vie quotidienne, ils se comportent exactement comme le peuple mais en ayant conscience que les traditions, les hiérarchies, toutes les constructions humaines sont le fruit de démarches qui doivent beaucoup au hasard. Ce décalage entre les demi-habiles et les habiles se retrouve dans la religion. Ceux que Pascal appelle les dévots s’imaginent, par la lumière que la religion leur a apportée, être supérieurs. Ils ont plus de zèle que de science. Ceux que Pascal appelle les chrétiens parfaits, en revanche, honorent le peuple par une autre lumière supérieure. Ils savent que ce n’est pas leur propre mérite qui les met à ce rang, tout en le considérant à sa juste valeur. Nous trouvons là la « pensée de derrière », qui vaut aussi pour la hiérarchie sociale, et qui fait de Pascal à la fois un penseur conservateur, nullement révolutionnaire, et un critique virulent des prétentions à la supériorité de quelque aristocratie que ce soit.
« Gradation. Le peuple honore les personnes de grande naissance. Les demi-habiles les méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne, mais du hasard. Les habiles les honorent, non par la pensée du peuple, mais par la pensée de derrière. Les dévots, qui ont plus de zèle que de science, les méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété leur donne. Mais les chrétiens parfaits les honorent par une autre lumière supérieure.
Ainsi se vont les opinions succédant du pour au contre, selon qu’on a de la lumière.
Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par-là, en parlant cependant comme le peuple ».
Ce n’est pas pour Pascal de l’hypocrisie. La pensée de derrière n’est pas une arrière-pensée, mais la pensée de ceux qui savent revenir à eux-mêmes et ne pas avoir peur de se retrouver seuls face à eux-mêmes, tout en refusant de s’écarter du monde, admettre ce « renversement continuel du pour ou contre » qui ne peut s’effacer que dans et par la croyance et, ajoute-t-il, la croyance dans la vraie religion.
Le divertissement disparaitra-t-il pour autant ? La réflexion sur sa condition ne pourrait-elle pas devenir un dernier et suprême divertissement ? Pascal est entouré de joueurs, de chasseurs peut-être, de puissants certainement, de par son origine sociale. Depuis l’expérience religieuse intense qui instaure sa « conversion » définitive, en 1654 (survenue à 32 ans), il confie à sa sœur Jacqueline son « dégoût du monde » et commence peu après la rédaction des Pensées, bientôt compromises par la maladie et la faiblesse de son état. En 1658, pendant ses nuits d’insomnie, il découvre les solutions du difficile problème géométrique de la cycloïde, écrit un traité qui fonde le calcul infinitésimal.
Serait-ce, à son niveau, et bien que la chose n’ait rien à voir avec le fait de s’adonner à un sport ou de suivre les épisodes d’une série, une forme de divertissement ? Ce n’est certes pas pour oublier sa condition qu’il le fait, mais c’est tout de même parce que le présent l’afflige, incontestablement.
En 1662, il lance à Paris, avec le duc de Roannez, les « carrosses à cinq sols », que l’on considère souvent comme la première forme publique de transports urbains, une espèce d’ancêtre de la RATP. Ce n’est certes pas pour gagner un argent dont il n’a nul besoin, c’est une création qui a son utilité, la suite le montrera amplement. C’est aussi une forme de divertissement, à ce niveau, pour quelqu’un qui n’a pas de besoins matériels ni d’ambition sociale, et n’a plus rien à prouver depuis longtemps pour ce qui est de ses capacités. Pascal ne saura jamais si l’entreprise qu’il a fondée, en collaboration, a un avenir. Il meurt la même année, le 19 août. Il n’en reste pas moins que la question peut se poser : qu’allait-il faire dans cette entreprise, sinon occuper un temps dont il savait qu’il lui était compté, et qu’il vivait douloureusement puisque sa maladie ne lui offrait aucune issue, sinon d’en trouver un bon usage, comme il le demandera à Dieu dans une « Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies » (datant de 1659).
Ce n’est pas parce que l’on peut retourner à Pascal sa propre théorie, pour l’appliquer à son existence, que celle-ci est pour autant invalidée. Dans les fragments sur le divertissement, Pascal parle de l’humanité en général, sans jamais s’en exclure. Il parle à la première personne, dans un seul passage où il dit "je", « je sens ». Ce qu’il sent le ramène à sa pensée, mais surtout à sa mère, qu’il a perdu à trois ans, et dont la fragilité l’a constamment tourmenté, ainsi qu’à Dieu. Un Dieu qui n’est pas non plus un objet de pensée mais de perception (« je vois »). C’est sans doute un des passages les plus émouvants de Pensées.
« Je sens que je puis n’avoir point été, car le moi consiste dans la pensée. Donc, moi qui pense n’aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j’eusse été animé. Donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel et infini. Mais je vois bien qu’il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini ».
La conception pascalienne du divertissement est indissociable de son intention apologétique : les Pensées sont faites pour affirmer la supériorité, la nécessité de la religion chrétienne. Dans ce rapport immédiat de l’homme à Dieu, elles font peu de chose du rapport de l’homme à ses semblables. Or le divertissement peut être une façon de tisser un lien avec ses semblables et –les deux ne sont pas séparés- de s’intéresser au monde, d’y trouver un intérêt à y avoir une place. La dignité des êtres ne consiste pas seulement à prendre conscience de ses limites. Elle se construit, elle évolue. La création, sous toutes ses formes, et les échanges qu’elle permet, offre un divertissement auquel Pascal lui-même ne peut pas échapper. Le malheur des hommes vient peut-être qu’ils ne savent pas rester seuls dans une chambre mais enfin ils ne peuvent pas y rester toute leur vie. Il va bien falloir en sortir, s’activer dans le monde, même si cette activité prend la forme du divertissement et occupe le temps. Un divertissement créatif n’aliène pas celui qui le pratique, il peut contribuer à le constituer. On voit bien l’intention de Pascal dans son analyse du divertissement, mais elle tend à négliger la réalité du monde terrestre en faveur du monde céleste, négligence contestable car même d’un point de vue religieux nous sommes aussi des créatures terrestres.
Si la critique du divertissement semble à s’adresser à l’individu face à Dieu, hors de toute médiation, elle a cependant encore quelque chose à nous apprendre, en ce que le divertissement, s’il n’est pas forcément une aliénation, peut facilement le devenir, surtout s’il est suscité et entretenu par des pouvoirs qui y ont intérêt.
Car il n’y a pas que la condition humaine qui produise l’aliénation du divertissement. Il y a les intérêts, bien humains eux aussi, qui font du divertissement un moyen de profit, ou de possibilité de profit, la fameuse stratégie destinée à créer, comme l’a dit franchement un directeur de chaine télévisée il y a quelques années, du temps de cerveau disponible chez ses congénères. On retrouverait facilement dans les jeux video et l’usage des écrans, par exemple, la distinction pascalienne entre les ignorants, les demi-habiles et les habiles. Les ignorants sont fascinés ou désemparés devant les écrans. Les demi-habiles s’en régalent. Ils méprisent les rétrogrades qui n’y comprennent rien. Les habiles, ceux qui conçoivent les jeux et en développent la commercialisation, savent bien que ce sont d’abord des machines à obéir de mieux en mieux aux règles. Sans mépriser le peuple qui les fait vivre, ils éviteront soigneusement de les confier à leurs enfants, qu’ils tiennent éloignés des écrans pour leur éducation.
Alors comment choisir ses divertissements ? On ne peut attendre une réponse de Pascal. il décrit de façon percutante et déconcertante le cercle tantôt vertueux, tantôt vicieux, du divertissement, et dans ces cercles, l’abîme du choix.
« On se forme l’esprit et le sentiment par les conversations, on se gâte l’esprit et le sentiment par les conversations. Ainsi les bonnes ou les mauvaises le forment ou le gâtent. Il importe donc de bien savoir choisir. Et on ne peut faire ce choix, si on ne l’a déjà formé et point gâté. Ainsi cela fait un cercle d’où sont bienheureux ceux qui en sortent ».
Bonne chance !
John Stuart Mill (1806-1873) De la liberté (1859).
Présentation du livre faite le 16 novembre 2018 par Pierre Pasquini, dans le cadre de Philo Sorgues.
Résumé
L’introduction est un historique des rapports pouvoir (que Mill appelle autorité) et liberté. Mill écarte dès le début (p.61) la question de la liberté, vue sous l’angle du libre-arbitre. « Le sujet de cet essai n’est pas ce qu’on appelle le libre-arbitre ». La question du libre-arbitre est un des débats philosophiques les plus importants des siècles précédents, tournant autour de l’opposition entre liberté et nécessité, afin de savoir si la personne a une réelle capacité de choix, d’arbitrage entre les différentes possibilités, et donc un libre-arbitre, ou si ce libre-arbitre est une illusion qui masque le fait que nos comportements sont toujours dictés par la nécessité. Le fait qu’il y ait nécessité ne veut d’ailleurs pas dire qu’il y ait absence de liberté, car on peut définir la liberté comme la possibilité de choisir, mais aussi comme la pleine compréhension de ce qui nous détermine. Dans les deux cas, le problème se pose pour une personne face au monde, au comportement qu’elle va adopter et à la façon dont elle va interpréter ce comportement comme étant personnel, ou dicté par quelqu’un ou quelque chose d’autre. Autrement dit, elle va exister réellement, par elle-même, et affirmer son individualité, ou être « sous influence ».
Mill ne pose pas le problème sur le terrain du rapport de l’homme au monde, pris au sens large, ce qui lui fait écarter la question du libre-arbitre, mais du rapport de l’homme avec ses semblables, et en particulier de la possibilité que son comportement et ses opinions soient personnels et non dictés par la société, autrement dit qu’il ait une véritable individualité. C’est cette individualité qui, pour lui, conditionne la liberté. Elle implique une diversité humaine, à laquelle Mill reconnaît de profondes qualités. Elle s’oppose à ce que l’on pourrait appeler le conformisme.
« De même qu’il est utile, tant que l’humanité est imparfaite, qu’il y ait des opinions différentes, il est bon qu’il y ait différentes façons de vivre et que toute latitude soit donnée aux divers caractères, tant qu’ils ne nuisent pas aux autres et qu’il est donné à chacun d’éprouver les différents styles de vie. Bref, il est souhaitable que l’individualité puisse s’affirmer dans tout ce qui ne touche pas directement les autres. Si ce n’est pas le caractère propre de la personne, mais les mœurs et les traditions des autres qui dictent les règles de conduite, c’est qu’il manque l’un des principaux ingrédients du bonheur humain, et en tout cas l’ingrédient le plus essentiel du bonheur individuel et social » p.147).
L’important est l’affirmation de l’individualité de la personne, et le problème que pose le livre est celui des limites de cette individualité. Elle peut s’affirmer dans tout ce qui ne touche pas directement les autres, dit Mill. Toute la question est de savoir ce que peut signifier ce « directement », et à partir de quand l’atteinte est suffisamment indirecte pour qu’on n’ait pas à tenir compte des conséquences. Mill plaide pour la liberté d’expression, mais ajoute aussitôt que « personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions ». Cela suppose que la frontière entre opinion et action soit nette, ce qui n’est pas le cas, les opinions rendant progressivement l’action pensable, possible, puis souhaitable. Ce problème, amplement développé au siècle suivant, n’entre pas dans les préoccupations de Mill, qui maintient la frontière entre opinion et action, et une vaste liberté d’opinion. De façon à appuyer sa thèse sur l’expérience de l’histoire, il retrace la façon dont la liberté a été perçue dans les sociétés humaines, et dont elle a évolué, dans une fresque historique aussi ambitieuse que générale.
La lutte entre liberté et autorité.
Autrefois, dit Mill, la liberté était liée au rapport au souverain. Son pouvoir libère des dangers extérieurs mais constitue un danger intérieur potentiel. Le problème des sujets, ne pouvant se débarrasser du souverain, par crainte d’une situation encore pire, est d’arriver à imposer des limites supportables à son pouvoir. Ce sont ces limites que l’on va nommer liberté : reconnaissance de certaines immunités, freins constitutionnels.
« Tant que l’humanité se contenta de combattre un ennemi par l’autre, et de se laisser diriger par un maître à condition d’être garantie plus ou moins efficacement contre sa tyrannie, elle n’aspira rien de plus » (p.63).
L’étape suivante est celle où les hommes cessent de penser qu’une loi naturelle « conférait à leurs gouvernants un pouvoir indépendant opposé à leurs propres intérêts » (p.63). Ce sont les partis démocratiques qui impulsent une telle idée. Les dirigeants sont alors assimilés au peuple et, du coup, la nation n’a nul besoin d’être protégée contre sa propre volonté. Il n’y a aucun risque, pensent-ils, qu’elle devienne tyrannique.
« Cette façon de penser est répandue, dit Mill, dans la dernière génération du libéralisme européen et semble prédominer dans sa section continentale » (64).
Elle semblerait résoudre le problème posé par la dérive tyrannique. Mais la volonté du peuple signifie en pratique la volonté du plus grand nombre, ou de la partie la plus active. D’où la possibilité d’un abus de pouvoir dont il faut se prémunir au même titre que les autres, car le danger est réel. Mill parle de la tyrannie de la majorité et, un peu plus loin, de la tyrannie de l’opinion et du sentiment dominant, employant le mot sans guillemets.
Il faut donc limiter ce pouvoir, lui aussi. Comme le précédent, il se heurte à la coutume, dont les règles sont si évidentes qu’elles semblent naturelles. « La coutume, qui neutralise toute critique éventuelle des règles de conduite que l’humanité s’impose à elle-même, est une arme d’autant plus efficace que nul n’éprouve généralement le besoin de la remettre en question » (68).
On pourrait dire que la remettre en question, c’est mettre en branle le libre-arbitre, auquel Mill a claqué la porte au tout début du livre, et qui revient par la fenêtre. S’il peut y avoir une inclination personnelle, c’est en effet parce que tout individu peut activer, à un moment ou un autre, une capacité de recul par rapport aux événements, prendre une position différente de celle de la coutume et du sens commun. Simplement, dans la vie quotidienne, cette capacité est rarement activée pour des raisons pratiques (il faut avoir le temps) et morales (la confiance plus ou moins lâche dans le sens commun). La coutume, en tout cas, n’est pas une forme de sagesse séculaire, ou pas seulement. Elle peut aussi être une entrave à la liberté, comprise dans le sens défini plus haut. L’action de l’Etat doit donc s’en différencier.
L’intervention de l’Etat.
Le principe qui détermine les cas où l’intervention de l’Etat est justifiée ne s’appuie donc pas sur la coutume mais sur une règle générale.
« La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres » (74).
Rien ne l’empêche de se nuire à lui-même, précise Mill. On ne peut pas contraindre quelqu’un sous prétexte que c’est pour son bien. Pourtant, dès qu’on creuse les exemples (tabagisme, par exemple), le principe devient plus difficile à appliquer. Et un peuple peut très bien ne pas avoir encore acquis la maturité nécessaire pour comprendre et admettre le bien-fondé de certaines mesures. Au XVIII° siècle, un certain nombre de souverains imprégnés de la philosophie des Lumières, ou du moins de certains de ses aspects, ont pris des décisions politiques qui allaient à l’encontre de l’opinion d’une majorité de leurs sujets, mais qui, selon eux, permettraient un progrès général. Les historiens du XIX° siècle les ont ensuite appelés « despotes éclairés ». L’expression est étrange puisqu’elle télescope deux contraires, à la limite de l’oxymore, mais elle rend assez bien compte d’une forme politique qui dépassera le XVIII° : quand on pense que le peuple, les gens ne sont pas encore assez murs pour prendre des décisions raisonnables, il est sage de les prendre à leur place.
« Le despotisme est un mode de gouvernement légitime quand on a affaire à des barbares »
N’hésite pas à dire Mill (p.75). Pour pouvoir prendre une décision, il faut être capable de discuter entre individus égaux et on peut penser que ce n’est pas le cas pour des individus totalement dépourvus de culture politique, ou n’ayant pas les moyens ni le temps, vu leur condition trop modeste, d’être en état de le faire. Il y a une certaine ironie dans le fait que l’argument, à la même époque, soit employé pour refuser le droit de vote aux femmes, alors que Mill est par ailleurs un fervent partisan du droit des femmes. Il y consacre un ouvrage qui est un des rares livres de philosophie entièrement consacré à ce sujet (L’asujetissement des femmes, 1869).
La possibilité de justifier le despotisme s’appuie sur un critère en lui-même très difficile à cerner. A quel moment un peuple est-il digne de se gouverner ? Kant montrait déjà le cercle vicieux dans lequel ce problème risque de nous entraîner.
« J’avoue (écrit-il dans La religion dans les limites de la simple raison) ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté ; et de même aussi, les hommes ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croire. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsqu’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d’autrui ; cependant jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir entreprendre)».
Si Mill est violemment opposé à l’esclavage, il ne conçoit pas pour autant que les barbares puissent avoir accès par eux-mêmes à la civilisation. Le critère qu’il pose pour résoudre ce problème est simple, mais ne va pas sans conséquences problématiques.
Le critère de l’utilité.
« Je considère l’utilité, dit-il, comme le critère absolu de toutes les décisions politiques » (p.76). Mill en 1861 De l’utilitarisme. Il ne s’agit pas seulement de l’utilité individuelle mais de l’utilité collective. C’est au nom de cette utilité collective, ou de l’impact négatif qu’une action peut avoir sur l’utilité individuelle, que l’action de l’Etat sera jugée légitime ou non. Il s’agit donc d’un calcul de gain et de perte, dans lequel les gains doivent l’emporter sur les pertes. C’est de fait une véritable économie du bonheur, qui suppose selon lui la liberté de pensée et de discussion, et celle des opinions.
L’opinion est généralement décriée dans l’histoire de la philosophie, de Platon à Bachelard et sans doute au-delà. L’opinion pense mal, dit Bachelard, qui ajoute aussitôt qu’elle ne pense pas. L’opinion, dans le cadre d’une recherche de la vérité, est superflue, si elle ne s’appuie sur aucune argumentation.
Mill ne semble pas laisser place à la discussion. « L’homme sage, écrit-il, a le droit de penser que son jugement vaut mieux que celui d’un autre ou d’une multitude qui n’ont pas suivi le même processus » (p.91). Il ajoute que « ce n’est pas trop exiger que d’imposer à ce qu’on appelle le public –ce mélange hétéroclite d’une minorité de sages et d’une majorité de sots- de se soumettre à ce que les hommes les plus sages estiment nécessaire pour garantir leur jugement », les hommes les plus sages étant ceux « qui peuvent le plus prétendre à la fiabilité », d’autant plus que « cette affirmation selon laquelle la vérité triomphe toujours de la persécution est un de ces mensonges que les hommes se plaisent à se transmettre » (102).
La vérité est donc première, mais la façon dont elle peut s’imposer dans une société non dictatoriale, ou non tyrannique ne peut être la contrainte, capable d’imposer n’importe quoi. Car à force d’admettre sans vérifier, sans discuter, on se dispose à être de plus en plus crédule. A refuser toute évolution et toute mise en question, on devient hermétique aux changements et incapable de comprendre un monde en mouvement. « La croyance semble demeurer hors de l’esprit, désormais encrouté et pétrifié contre toutes les autres influences destinées aux parties les plus nobles de notre nature » (122).
C’est donc la confrontation à l’opinion opposée, ou du moins à la contestation, qui permet de mieux comprendre sa propre position en faveur de l’expression de toutes les opinions. C’est ainsi, dit-il, que Rousseau a rendu un grand service aux penseurs des Lumières en mettant en cause l’idée de progrès, en les obligeant à considérer tout ce qu’il pouvait avoir de nocif, en prônant « le mérite supérieur d’une vie simple » (132). Rien ne dit qu’une vie simple est possible, ni qu’il n’y a pas une profonde ambiguïté dans les dénonciations de Rousseau comme dans son attitude, d’ailleurs. Il ne s’agit donc pas forcément de se rallier à son attitude, mais de la prendre en compte pour ajuster l’idée de progrès à l’objectif de bonheur auquel elle est en principe attachée.
De l’individualité.
Mill défend le droit de se détacher des coutumes et de faire ses propres choix. Dans une société oppressante, on peut le concevoir, mais il est impossible de faire des choix permanents à l’intérieur de la vie quotidienne. Il peut affirmer que « le despotisme de la coutume est partout l’obstacle qui défie le progrès humain » (169), mais remarque lui-même que l’esprit de progrès n’est pas toujours un esprit de liberté, et il y a quelque exagération à affirmer que « la plus grande partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire, parce que le despotisme de la Coutume y est total » (169).
Les critiques de la coutume ne l’empêchent pas de se plaindre de l’uniformisation. « Autrefois, différents rangs sociaux, différents voisinages, différents métiers et professions vivaient pour ainsi dire dans des mondes différents ; à présent ils vivent tous largement dans le même monde. Aujourd’hui ils lisent plus ou moins les mêmes choses, écoutent les mêmes choses, regardent les mêmes choses. Ils vont aux mêmes endroits ; leurs espérances et leurs criantes ont les mêmes objets ; ils ont les mêmes droits, les mêmes libertés et les mêmes moyens de les revendiquer » (174).
Ce sont les deux obstacles pouvant entraver l’individualité : la coutume et l’uniformisation, deux formes de contrainte en apparence contraires, mais aux conséquences similaires. Il n’est donc pas étonnant que Mill n’y ajoute pas le pouvoir de l’Etat.
Les limites de l’autorité.
Il considère que la société, l’Etat, la loi ne doivent pas intervenir dans la vie d’un individu, car les vertus privées ne viennent qu’après les vertus sociales. Mais en ce qui concerne le bien-être personnel, « l’homme et la femme les plus ordinaires savent infiniment mieux à quoi s’en tenir que n’importe qui d’autre » (p.178). Il y a donc pour Mill à la fois un principe, et une constatation réaliste visant à limiter les effets de la force publique sur les mœurs, c’est le caractère très divers et fluctuant des coutumes et donc le danger qu’il y a à en proscrire certaines sur la base de conceptions limitées dans l’espace et le temps, avec le résultat que « lorsqu’il intervient (le public), il y a fort à parier que ce soit à tort et à travers » (190).Par exemple, rien ne justifie selon Mill l’interdiction de divertissements qui ne créent pas de tort à autrui. « A moins de vouloir adopter la logique des persécuteurs, et dire que nous pouvons persécuter les autres parce que nous avons raison, et qu’ils ne doivent pas nous persécuter parce qu’ils ont tort, il faut bien nous garder d’admettre un principe qui, imposé chez nous, paraitrait une injustice flagrante » (194).
La liberté entre donc dans un champ complexe, et Mill se garde de proposer un système pouvant l’assurer. Il se contente de tirer quelques maximes de sa réflexion, illustrées d’exemples :
-« L’individu n’est pas responsable de ses actions envers la société dans la mesure où elles n’affectent les intérêts de personne d’autre que lui-même » (p.207). On peut lui donner des conseils, de l’instruction, de la persuasion. C’est la seule façon d’exprimer légitimement son aversion ou sa désapprobation.
-« Le seul moyen de garantir à la fois des prix bas et des produits de bonne qualité, c’est de laisser les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre contrôle que l’égale liberté pour les acheteurs de se fournir ailleurs » (p.209).
Il faut toutefois contrôler la fraude, les produits dangereux, les mesures de protection pour les ouvriers (ex. de la vente de l’opium de Chine). On pourrait étendre l’exemple à la vente d’armes, à la consultation de certains sites web. « On peut imposer sans violation de liberté une précaution telle que d’étiqueter la drogue de façon à en spécifier le caractère dangereux » (212), ce que l’on fait avec les paquets de cigarette, mais on pourrait aller aussi jusqu’à ce que Mill appelle la preuve préalable et que l’on appellerait maintenant la traçabilité.
-Jusqu’où peut-on prodiguer des conseils à quelqu’un ? La question se pose maintenant avec les nombreux coachings. Pour Mill, « la question devient douteuse lorsque l’instigateur tire un profit personnel de son conseil, lorsqu’il en fait un métier pour vivre ou s’enrichir » (215). Il ne se doutait pas que le marché du bonheur allait se développer à ce point.
-Sur l’éducation, il se montre particulièrement directif. « Le seul moyen de faire respecter la loi serait d’imposer des examens publics à tous les enfants dès le plus jeune âge. On pourrait fixer un âge auquel tout jeune enfant serait examiné pour vérifier qu’il (ou elle) sait lire. Si un enfant s’en montrait incapable, le père, à moins d’une excuse valable, pourrait recevoir une amende modérée, à acquitter au besoin sur son salaire » (228).
-Le dernier point évoqué concerne le nombre et la qualité de ceux qui doivent être au service de l’Etat. Mill pointe le danger de peuples habitués à ce que l’Etat gère leur existence. La révolte des citoyens, dans ce cas, n’a pas d’effet durable. « Ils se soulèvent contre le gouvernement et font ce qu’on appelle une révolution ; après quoi quelqu’un, avec ou sans l’autorité légitime de la nation, saute sur le trône, donne ses ordres à la bureaucratie, et tout reprend comme avant, sans que la bureaucratie ait changé et que personne soit capable de la remplacer » (236).
Où l’on voit l’apport de sa réflexion, car les problèmes soulevés ne concernent pas seulement le XIX° Siècle, loin de là !